Éditions GOPE, 228 pages, 13 x 19 cm, 18 €, ISBN 979-10-91328-21-0

lundi 22 juin 2015

Fille de sang dans le contexte littéraire thaïlandais

Le roman thaïlandais n’a pas cent ans. Si des fils de familles nobles ou aristocratiques ont commencé à traduire, copier ou piller des romans étrangers dès la fin du XIXe siècle, les premiers romans thaïs de valeur datent seulement des années vingt.
Les Thaïs lisent peu, et plutôt médiocre : leurs préférences vont aux romans à l’eau de rose, de cape et d’épée, aux histoires de fantômes, et aux récits domestiques concernant de préférence l’élite friquée.
Parallèlement, selon les époques, s’affirme ou survit une littérature de qualité qui a longtemps achoppé au double écueil du pamphlet politique misérabiliste et du prêchi-prêcha moralisateur bouddhico-nationaliste.
Si quelques œuvres de valeur ont vu le jour au fil du siècle – Seeboorapha, Malai Choophinit, Kukrit Pramoj –, le roman thaïlandais moderne proprement dit est né dans les années quatre-vingts avec la parution en 1981 de La Chute de Fak de Chart Korbjitti, sans doute le meilleur romancier de sa génération : l’histoire, qui finira mal, d’un homme simple condamné par les préjugés de sa communauté villageoise ; et trois ans plus tard la parution de L’Empailleur de rêves de Nikom Rayawa : l’histoire, qui finira mal, d’un homme simple et de son éléphant aux prises avec la bêtise publique. 
Depuis, le thaï littéraire contemporain a trouvé son orfèvre en la personne du styliste sans pareil Saneh Sangsuk (L’Ombre blanche, Venin, Une Histoire vieille comme la pluie, Seule sous un ciel dément).

Marcel Barang, image extrait du magazine Gavroche – juin 2014.

Quand paraît en 1997 Fille de sang, ce premier roman d’une jeune provinciale inconnue tranche vivement sur tous les courants habituels de la fiction thaïlandaise. À commencer par le roman régionaliste, style Fils de l’Issâne de Kampoon Boonthavee, péan déguisé de coutumes et de spécialités culinaires régionales : ici, l’accent est plutôt sur le traitement que subissent les bêtes à la ferme, la violence ordinaire, relatés sans complaisance, mais transmués par le regard fasciné de la jeune narratrice. Ici, c’est aussi une étude psychologique d’une rare complexité dans l’apparemment simple, procédant par jets de courants de pensée et campant des personnages hauts en couleur, gens des villes et gens des champs criants de vérité. Plus rare encore : la franchise de ton, l’exposé cru de relations familiales abominables, la narration d’une pratique pathologique qui ignore la morale et qui peut dégoûter le lecteur bien-pensant – comme ce fut le cas, initialement, pour son présent traducteur avant qu’il ne soit amené à passer outre ses préventions moralisantes par les qualités proprement littéraires du texte. 

Marcel Barang, juin 2015.


INTERVIEW Rencontre avec Marcel Barang, Français traducteur de thaï.

« Reconnaissons-le, la littérature thaïe est assez peu connue en dehors de son pays d'origine. En fait, elle serait totalement inconnue sans deux hommes : Ujiro Ewaki, qui a traduit un certain nombre de nouvelles en japonais. Et Marcel Barang, qui traduit romans et nouvelles vers le français et l'anglais. […] »
Article complet (lecture en ligne et/ou en téléchargement).

mardi 16 juin 2015

« À quoi ça sert de vivre ? »

« À quoi ça sert de vivre ? » Telle est la question sur laquelle se clôt le roman Fille de sang, de l’écrivain thaïlandais Arounwadi. Pour la narratrice, vivre s’est longtemps résumé à attendre qu’un père distant et lunatique accepte enfin de la prendre dans ses bras. Enfant déracinée, abandonnée par une mère nomade à toute une galerie de personnages de contes – dépourvus de noms –, de la grand-mère marâtre au beau-père aussi affectueux qu’éphémère, la protagoniste trouve son seul plaisir dans la contemplation et la manipulation de son propre sang. Trafiquer les transfusions, consteller son corps d’une multitude de piqûres, « manger » ce sang pour mieux le vomir, en emplir les bocaux du réfrigérateur : un plaisir secret et solitaire mais aussi une supplication. Car c’est de l’attention que la petite fille prisonnière d’un corps adulte demande, une attention que sa mère semble incapable de lui porter.


© José Manuel Lamas Photography, 2014.

Laissant s’entremêler deux niveaux de narration qui finissent par se rejoindre (l’éveil de la fascination pour le sang et le récit d’enfance), le roman relate de façon factuelle, presque détachée les événements qui mèneront la narratrice à sombrer dans ce que le psychiatre nommera par euphémisme « une tension psychique très forte ». Folle, dans les faits, mais humaine à l’oreille du lecteur qui sait écouter ce long monologue dans lequel tout finit par faire sens, délivré par une locutrice qui n’est que trop lucide face à sa propre condition. Une prose à la précision presque scientifique lorsque sont disséquées les émotions et les hallucinations.

© Geter, 2012.

Fille de sang est également un roman immersif, dans une Thaïlande authentique et loin des stéréotypes. Certes, affleure au détour d’une page la mise à mort artisanale d’un porc ou des éléments relatifs à la culture du ver à soie. Mais les lieux, comme les personnages, sont le plus souvent ectoplasmiques. Car c’est avant tout l’âme d’un pays aux fragilités et aux contradictions insoupçonnées qui apparaît subrepticement au lecteur. La perte de repères d’une société en transition, composée de femmes en quête perpétuelle de stabilité éphémère – incarnée par le mari ou l’amant – et d’hommes soumis à l’addiction, qu’il s’agisse du jeu ou de l’alcool. Le pragmatisme, la dureté parfois. La culture du non-dit, cette capacité à faire comprendre sans passer par la parole ni les mots, l’art de deviner. Et surtout cette retenue permanente qui empêche le déferlement des émotions les plus violentes et qui oblige à « tout garder en soi ». Car l’obsession masochiste de la Fille de sang n’est-elle pas à l’image de la passion du « papa » pour les oiseaux carnassiers, qu’il fallait nourrir d’une multitude d’animaux, innocents aux yeux de l’enfant ? Des pleurs de la mère en privé, des constantes fuites de la grande sœur ? Ne s’agit-il pas avant tout de parvenir à exprimer sa douleur, sous peine de sombre dans la folie ?

Fille de sang est donc un roman dur mais intense et bouleversant. Une plongée douloureuse et authentique dans une psyché aussi singulière que fascinante. Car si le récit proposé ne ressemble à aucun autre, ce sont bien les émotions ressenties par le personnage, par-delà la barrière culturelle, qui le rendent universel.

Valérian MacRabbit, juin 2015.

dimanche 14 juin 2015

Arounwadi

Arounwadi (อรุณวดี อรุณมาศ) n’avait pas tout à fait vingt et un ans lorsqu’elle a publié ce premier roman, en 1997. Enseignante dans une organisation d’aide aux anciens combattants, à Bangkok, elle a depuis écrit une douzaine d’ouvrages.

Arounwadi, 2015.

« Ce roman est basé sur une histoire vraie, mais la réalité n’est pas tout entière dans ce livre. La douleur fait partie de la vie ; elle n’est nullement un divertissement de l’âme. »

การล่มสลายของสถาบันครอบครัวที่ความรักไม่อาจเยียวยา

Biographie détaillée (lecture en ligne et/ou en téléchargement).

vendredi 5 juin 2015

Fille de sang

Une jeune provinciale d’à peine vingt ans paie le prix d’une enfance et d’une adolescence misérables. 

Pour se venger des sévices, privations et humiliations qu’elle a subis ; pour implorer des bribes de tendresse de la part de parents qui rejettent son amour – son père militaire qui la répudie ou, au mieux, la brutalise ; sa mère, qui change d’homme comme de sarong et se défoule sur elle de ses frustrations – ; par esprit d’autodestruction et en se calquant sur la cruauté ordinaire du monde rural qui l’entoure envers les animaux domestiques : de dope en perf, de fil en aiguille, cette provinciale joue avec son sang.

Un récit peuplé de types humains criants de vérité ; un texte dérangeant, au style musclé, au verbe dru, qui donne de la Thaïlande de tous les jours une image authentique à mille lieues des clichés touristiques.