Éditions GOPE, 228 pages, 13 x 19 cm, 18 €, ISBN 979-10-91328-21-0

mardi 16 juin 2015

« À quoi ça sert de vivre ? »

« À quoi ça sert de vivre ? » Telle est la question sur laquelle se clôt le roman Fille de sang, de l’écrivain thaïlandais Arounwadi. Pour la narratrice, vivre s’est longtemps résumé à attendre qu’un père distant et lunatique accepte enfin de la prendre dans ses bras. Enfant déracinée, abandonnée par une mère nomade à toute une galerie de personnages de contes – dépourvus de noms –, de la grand-mère marâtre au beau-père aussi affectueux qu’éphémère, la protagoniste trouve son seul plaisir dans la contemplation et la manipulation de son propre sang. Trafiquer les transfusions, consteller son corps d’une multitude de piqûres, « manger » ce sang pour mieux le vomir, en emplir les bocaux du réfrigérateur : un plaisir secret et solitaire mais aussi une supplication. Car c’est de l’attention que la petite fille prisonnière d’un corps adulte demande, une attention que sa mère semble incapable de lui porter.


© José Manuel Lamas Photography, 2014.

Laissant s’entremêler deux niveaux de narration qui finissent par se rejoindre (l’éveil de la fascination pour le sang et le récit d’enfance), le roman relate de façon factuelle, presque détachée les événements qui mèneront la narratrice à sombrer dans ce que le psychiatre nommera par euphémisme « une tension psychique très forte ». Folle, dans les faits, mais humaine à l’oreille du lecteur qui sait écouter ce long monologue dans lequel tout finit par faire sens, délivré par une locutrice qui n’est que trop lucide face à sa propre condition. Une prose à la précision presque scientifique lorsque sont disséquées les émotions et les hallucinations.

© Geter, 2012.

Fille de sang est également un roman immersif, dans une Thaïlande authentique et loin des stéréotypes. Certes, affleure au détour d’une page la mise à mort artisanale d’un porc ou des éléments relatifs à la culture du ver à soie. Mais les lieux, comme les personnages, sont le plus souvent ectoplasmiques. Car c’est avant tout l’âme d’un pays aux fragilités et aux contradictions insoupçonnées qui apparaît subrepticement au lecteur. La perte de repères d’une société en transition, composée de femmes en quête perpétuelle de stabilité éphémère – incarnée par le mari ou l’amant – et d’hommes soumis à l’addiction, qu’il s’agisse du jeu ou de l’alcool. Le pragmatisme, la dureté parfois. La culture du non-dit, cette capacité à faire comprendre sans passer par la parole ni les mots, l’art de deviner. Et surtout cette retenue permanente qui empêche le déferlement des émotions les plus violentes et qui oblige à « tout garder en soi ». Car l’obsession masochiste de la Fille de sang n’est-elle pas à l’image de la passion du « papa » pour les oiseaux carnassiers, qu’il fallait nourrir d’une multitude d’animaux, innocents aux yeux de l’enfant ? Des pleurs de la mère en privé, des constantes fuites de la grande sœur ? Ne s’agit-il pas avant tout de parvenir à exprimer sa douleur, sous peine de sombre dans la folie ?

Fille de sang est donc un roman dur mais intense et bouleversant. Une plongée douloureuse et authentique dans une psyché aussi singulière que fascinante. Car si le récit proposé ne ressemble à aucun autre, ce sont bien les émotions ressenties par le personnage, par-delà la barrière culturelle, qui le rendent universel.

Valérian MacRabbit, juin 2015.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire